Société, individualité et performance

La société qui est la nôtre connaît depuis les trois ou quatre dernières décennies des mutations sans précédent. Complexification des modes de vie, éclatement des structures et modèles familiaux traditionnels, accès illimité à l’information et aux savoirs, profusion des sources d’information et des médias, explosion des moyens de communication, prépondérance de l’amour romantique et de la réalisation individuelle….

Les rôles homme/femme sont pensés comme interchangeables, les tranches d’âge et les générations se confondent, l’héritage des anciens tend à s’effacer et les traditions à disparaître, la mort et le vieillissement sont occultés pour laisser place à une culture du jeunisme.

L’homme n’est plus contraint de se conformer à d’anciens modèles et se retrouve, dès lors, devant une fameuse liberté… Chacun est devenu responsable de construire sa vie selon des critères personnels. Et pourtant… l’être humain est face à tellement de possibles que cet espace ouvert peut être, paradoxalement, vécu comme anxiogène. L’individu, devenant maître de sa destinée individuelle, est en permanence placé face à ses propres choix et leurs conséquences, sans plus pouvoir se rallier à des modèles de penser et d’agir communément acceptés de tous.

Dans le même temps, les messages sociétaux semblent aller globalement dans le même sens : productivité, compétitivité, compétition et performance.

Dans le monde du travail, sur fond de crise économique, nombreux seront amenés à endosser des identités professionnelles multiples et seront amenés à exercer plusieurs métiers, l’expertise et les savoir-faire de chacun étant continuellement remis en cause et revus à la hausse.

De moins en moins de reconnaissance entre pairs et de plus en plus de jouissance narcissique…

L’injonction à la performance est multiforme et touche tous les âges : les étudiants doivent composer avec des agendas et des programmes surbookés, jonglent entre leurs différents lieux de vie et leurs nombreuses activités parascolaires, sans oublier le temps du net. Les parents font face comme ils peuvent à leurs obligations professionnelles et à la gestion du temps. Le temps de travail se rallonge. Les seniors se doivent de rester actifs et jeunes. En règle générale, nous devons être beaux, intelligents et gagner de l’argent, heureux dans notre vie personnelle, épanouis en ménage, socialement intégrés, avoir de bonnes relations aux autres, et bien sûr être des parents responsables, ouverts et actuels.

Nous sommes constamment sollicités par la société : loisirs, formations et mises à niveau de compétences, activités culturelles, voyages, soins du corps, moyens de développement personnel… Avec autant de ressources à notre disposition, il est quasi impossible de ne pas aller bien. Nous avons tellement de choses dans notre assiette, qu’il serait mal venu de ne pas être comblé ou oser encore ressentir du vague à l’âme.

Par l’accès et la vulgarisation de la psychologie, nous sommes supposés connaître les moyens de parvenir au bonheur. Chacun est censé y arriver par lui-même. Et si pas, honte et culpabilité ne tardent pas à se faire ressentir.

Avec l’urbanisation et la modernisation des grandes villes, où chacun est pourtant constamment entouré, les contacts et les relations de proximité se raréfient et les trajectoires restent souvent parallèles. L’individu est constamment baigné dans un bruit de fond anonyme. Le silence est continuellement habité et il est quasi impossible de trouver un espace de vide autour de soi et en soi.

Et pourtant, au moment où l’on n’a jamais autant consommé et communiqué, se font ressentir plus que jamais sentiment de solitude et d’isolement, sentiment d’échec et d’impuissance.

Une récente enquête menée aux Pays-Bas, parlent qu’un jeune sur cinq serait confronté à la solitude, et une personne sur quatre pour les 40-70 ans.  Il y a à prendre en compte deux formes de solitudes qui peuvent s’entrecroiser : la solitude sociale qui est le manque de contact avec son entourage et la solitude émotionnelle qui est le sentiment de se vivre comme seul malgré un entourage potentiel.

Considérant que tout symptôme est fonction de son contexte, apparaissent de nouveaux troubles tels que le burnout, les syndromes de stress, les états de paniques, … .

De nouveaux questionnements nous occupent…

  • Pouvons-nous construire notre identité en dehors d’une société porteuse de modèles et de valeurs universelles?
  • Comment faisons-nous avec notre besoin d’appartenance, d’être semblable à notre prochain, de se sentir avec et avec du même?
  • Comment conjuguer trajectoire individuelle et liens sociaux?
  • Comment être réaliste par rapport à nos capacités et potentialités? Et en être satisfait?
  • Comment légitimer ses choix personnels sans être en porte-à-faux avec l’autre?
  • Devons-nous nous inscrire dans cette accélération ou devons-nous au contraire nous en détourner?
  • Cette injonction à la performance, n’est-elle pas à la source des malaises que nous rencontrons?

A force de se vouloir toujours plus performants, nous prenons le risque de faire l’impasse sur nos réelles ressources, celles qui sont simplement disponibles. Placer et maintenir la barre à cette hauteur finit immanquablement par conduire à une forme d’insatisfaction et de frustration, de dévalorisation et de démotivation par rapport à sa valeur personnelle.

Face à cette volonté de maîtriser le monde et de nous dépasser en permanence, nous en perdons de vue nos limites et finissons par oublier les sentiments universels qui traversent chaque être humain : le doute, l’imperfection, la vulnérabilité, … et ce qui définit la nature humaine : l’imperfection, la finitude, la solitude et l’incomplétude qui nous renvoie à notre propre incertitude.

Une piste possible serait de ne pas perdre de vue ce qui nous rend profondément humain : notre faillibilité, celle qui nous humanise parce qu’elle nous rend tout simplement semblables.

Nous pourrions ainsi réintroduire dans notre vocabulaire des mots comme indulgence, bienveillance, solidarité et civisme, des notions qui recréent du lien. Car, c’est bien de lien que nous avons besoin aujourd’hui, du lien qui permet de satisfaire nos besoins premiers d’appartenance et de reconnaissance.

A l’âge adulte, nous attrapons des obligations et des responsabilités.  Nous quittons nos familles pour nous inscrire dans des trajectoires individuelles et au fil des années, les liens s’étiolent, s’effilochent, se raréfient et nous oublions nos besoins de “faire partie de”… une communauté, un groupe, un mouvement de pensée, …

Malgré tous les changements sociétaux que nous avons rencontrés, ce qui semble rester invariable, notamment chez les adolescents, c’est leur propension à “vivre en tribu” exprimant ainsi leur besoin de “ressembler à”, de “rester ensemble” et d’être reliés autour d’un intérêt commun.

Nous avons passés l’âge, certes, mais ils semblent nous indiquer une parade possible à l’individualisme ambiant : le besoin de recréer du réseau, non plus virtuel, mais dans une réelle proximité afin de nous souvenir que nous sommes par définition des êtres sociaux.

En effet, la capacité relationnelle exige la capacité d’intégrer de façon positive et créative les deux besoins constitutifs et élémentaires de l’être humain : le besoin de se réaliser – être soi-même – et celui d’appartenir – vivre avec -.  Les relations entre les individus sont déterminées par les différentes façons dont ces deux besoins – jamais définitivement convergents ni totalement divergents – se combinent et se recombinent.

Les malaises sociaux et les nouvelles pathologies de notre contexte actuel (stress, état de panique, burnout, états dépressifs, solitude, …) expriment sous différentes formes l’échec de la capacité à composer valablement ces deux poussées : affirmation de soi et/ou appartenance.  Chaque groupe, société, communauté doit trouver une façon d’intégrer les poussées centripètes qui vont dans la direction de l’appartenance et les poussées centrifuges qui, au contraire, poussent à la réalisation personnelle.

Lorsqu’une société vit la perception d’un danger imminent pour sa propre survie (conflit, émeute, famine, …), les individus organisent spontanément leurs relations en privilégiant l’appartenance au groupe et en mettant dans un second plan la réalisation personnelle de l’individu.  D’abord vivre, ensuite se réaliser.

Quand le groupe ne perçoit pas de risques pour sa propre survie, les modèles relationnels sont significativement différents.  La perception d’un danger commun crée une force qui rassemble sans laquelle les poussées centrifuges font leur apparition, progressivement et résolument, ainsi que l’intérêt pour soi-même et pour sa propre réalisation.  L’impulsion à s’unir pour faire face au danger venant à manquer, le tissu relationnel de la société se lacère, la société se fragmente en une multitude de sujets qui ne ressentent pas l’intérêt de vivre ensemble comme un intérêt premier.

Ayant dépassé les sentiments de culpabilité liés à la difficulté de se défaire des appartenances au groupe, on expérimente l’euphorie narcissique de la découverte et de la valorisation de sa propre subjectivité.  Successivement, dans la période post-narcissique, des difficultés apparaissent : la difficulté de se construire une identité – il n’est pas facile de se reconnaître dans un monde narcissique formé d’individus isolés – et dans le même temps,  de se réaliser face à un nombre infini de possibilités et de modèles.  Le sens même de l’existence qui, dans les périodes de danger, est immédiat (collaborer à la survie du groupe) se transforme en une recherche plus tourmentée : inventer ou découvrir le sens de sa propre et unique existence devient un défi  angoissant.

Lorsque la société privilégie la subjectivité au détriment de l’appartenance, les pathologies concerneront le narcissisme, à savoir la subjectivité qui ne parvient pas à se fier à l’altérité ainsi que la perte de l’identité, la subjectivité personnelle ne parvenant plus à se retrouver dans une multiplicité d’opportunités.
Autrefois, dire “Je” était difficile par peur de quitter la sécurité des appartenances. Aujourd’hui, on aurait inversement tendance à dire “Je” sans être capable de réciprocité (Je-Tu).

En récapitulant, c’est comme si en période de danger, nous aurions été éduqués à “faire partie de”, à se fondre dans la masse, à avaler les règles de survie alors que dans la période narcissique, il s’agissait d’être autonomes et d’exprimer toutes nos potentialités, pour enfin, dans la période post-narcissique, en arriver à privilégier la relation.

Dans les années soixante, où les personnes ne parvenaient pas à se séparer d’appartenances qui fonctionnaient mal, préconiser l’affirmation de soi prenait une valeur curative.  Dans les années soixante-dix de la société “narcissique”,  préconiser l’affirmation de soi devenait un non-sens.  “Ne pas se lier” et “suivre son chemin” c’est justement ce que sait bien faire l’individu qui vit ses relations sur un mode narcissique alors qu’il s’agirait d’avantage d’apprendre à passer au travers de la phobie du lien pour faire l’expérience de l’appartenance et de la confiance.

Les malaises d’un individu, ne seront pas les mêmes selon qu’il vivra dans un contexte où la poussée de l’appartenance (sortir de la culpabilité de penser à soi) est première ou dans un contexte qui privilégie la réalisation de soi.

Dans les sociétés où prédomine l’appartenance, les sentiments suscités seront de l’ordre de la culpabilité de penser à soi, du surmoi qui l’interdit et du refoulement de toute autre forme de satisfaction que celle du groupe.  La difficulté rencontrée était alors la peur de sortir de l’appartenance et d’assumer la responsabilité de sa propre individualité.

Dans les sociétés où prédomine la réalisation de soi, les sentiments suscités relèveront de la jouissance sans limite, de l’euphorie mais aussi de sentiments de doutes, de solitude et de manque de sens (pourquoi suis-je différent des autres?).

A travers les changements sociaux des soixante dernières années, les troubles que nous ressentons ne sont pas les mêmes.  Dans une société forte parce qu’unie contre le danger, c’est l’instance du surmoi régulateur qu’il sera question d’encourager.  Dans un contexte socioculturel qui prône la subjectivité individuelle, on va d’avantage favoriser l’expression des émotions et la capacité d’opposition.  Il est clair qu’en période de danger, laisser de la place à l’expression des ressentis personnels n’a pas de sens; s’il faut aller combattre pour la survie, écouter et donner du poids à la peur est insensé.

Comme nous l’avons vu, c’est lorsque le groupe est en danger qu’émerge un fort sentiment d’appartenance : la peur du danger est affrontée en tant qu’expérience à partager et déclenche la capacité de réponse du groupe où les grands, les forts, donnent leur soutien et rassurent les petits et les faibles;  le danger pour l’individu devient, dans un certain sens, le danger pour tous.

A partir des années soixante, l’appartenance est vécue d’avantage comme dépendance.  Emergent alors une subjectivité libérée où nos préoccupations prennent d’avantage la forme d’une attention à la relation et prendra alors toute l’importance de la dimension sociale et relationnelle du sujet.

Entre une totale dépendance au groupe comme il a pu exister précédemment dans nos sociétés et la position actuelle d’une totale indépendance, voire d’un individualisme pur et dur, il y aurait lieu aujourd’hui de se resituer dans un entre-deux afin de pouvoir faire coexister évolution personnelle et appartenance, en faisant l’expérience de la relation à l’autre tout en bénéficiant de la fonction soutenante et constitutive que procure l’appartenance à un groupe, quel qu’il soit.

C’est le temps d’inventer des nouvelles voies pour répondre aux nouvelles questions qui émergent des nouveaux malaises et des nouvelles incapacités de vivre la tâche ardue de conjuguer les deux poussées inconciliables et inséparables de l’appartenance et de l’accomplissement personnel, la troisième voie à la résolution des difficultés relationnelles que nous rencontrons aujourd’hui.

Décembre 2012
Valérie ENNEN

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